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Faire face (Gafsa)

Publié le samedi 31 mai 2014

« Le défi de l’emploi et la nécessité de repenser le modèle de développement ». En général les livres avec un titre comme celui-là me donnent plutôt envie de passer mon chemin. La première raison qui m’a conduit à l’ouvrir quand même, c’est que c’est écrit par un économiste du « FTDES » (forum tunisien pour les droits économiques et sociaux), une association engagée pour la défense des travailleurs, des chômeurs, des émigrants et des immigrés... La deuxième raison c’est qu’en dépit d’un titre un peu barbare, le bouquin a une démarche intéressante : étudier comment la politique économique (nationale et mondiale) des trente dernières années a considérablement tiré les conditions de vie des tunisien-ne-s vers le bas. La troisième raison c’est que la personne qui me l’a prêté est un chouette gars d’ici, portant un intérêt certain aux conditions de vie de ses compatriotes. Il écrit notamment dans le « Tunisie Bondy Blog », un média internet où l’on trouve des articles concernant les activités et les préoccupations quotidiennes des gens de Gafsa et d’autres villes de Tunisie (une petite partie de ces articles est en français). Et donc pour toutes ces raisons, me voilà en train de lire ce livre d’une centaine de pages.

Un peu de couleur (dans les rues de Gafsa) avant d’aborder des histoires plus sombres !

La lecture des quarante premières pages (faute d’avoir pu aller plus loin pour le moment) m’a donné des informations importantes pour comprendre où en est la Tunisie actuellement. L’auteur présente l’année 1986 comme le tournant historique de la politique économique tunisienne. On peut remarquer au passage une description plutôt élogieuse de la politique menée par le président Bourguiba de 1960 à 1986, période pourtant ambigüe à ma connaissance mais la comparaison avec le temps présent la fait peut-être percevoir comme un « âge d’or » (on trouve le même phénomène avec les « 30 Glorieuses » en France). L’année 1986, c’est l’année où la Tunisie ne peut plus rembourser les bailleurs de fonds étrangers et négocie avec le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale : la Tunisie doit devenir un maillon de la grande industrie-monde. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté (l’économie de la Tunisie était nettement tournée vers l’export de pétrole, de phosphate, de textile...). Un pallier est cependant franchi, car ce qui est demandé et obtenu c’est la soumission de l’Etat tunisien aux volontés des investisseurs de capitaux.

L’accord entre les institutions internationales et la Tunisie est signé en 1987. Le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale accordent à l’Etat tunisien une facilité d’accès à de nouveaux prêts. En contrepartie l’Etat tunisien doit mettre en vente une partie des entreprises publiques, diminuer le montant des aides directes ou indirectes à la population, faire sauter un certain nombre de mécanismes de protection des travailleurs(euses), privilégier les productions d’exportation face aux productions destinées à la population tunisienne, et favoriser les investissements étrangers. Les grands groupes industriels et financiers mondiaux comptent à partir de ce moment une carte de plus en main (ou une carte améliorée) dans leur grande partie de Monopoly : la Tunisie. La population tunisienne n’a pas tiré de bénéfices de cette nouvelle donne : l’intérêt pour ces investisseurs était de disposer d’une main d’œuvre à bas coût. La croissance de « l’emploi informel », de la précarité de l’emploi, du chômage de longue durée, du retour à l’activité des retraités... constituent des manifestations concrètes de cette régression des conditions de vie.

Autocollant en mémoire d’Ammar « Walid » Elghoul

« En Tunisie, on célèbre le 40e jour du décès des gens, c’est un moment important pour nous ». Les rues de Gafsa ont été peu à peu parsemées, au cours de cette semaine, d’affiches collées à même les murs. Elles présentaient en arrière-plan le visage d’un homme un peu âgé, portant un keffieh rouge autour du cou. Un texte en arabe annonçait des évènements (qu’il m’était impossible de déchiffrer) pour le 30 mai. Un drapeau palestinien et un drapeau tunisien figuraient de part et d’autre du portrait de l’homme, l’un à côté de l’autre. L’affiche comportait aussi le logo de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (on pourrait la comparer à la CGT française, avec ceci de différent que l’UGTT domine de beaucoup les autres centrales syndicales tunisiennes, créées récemment).

« C’est un leader politique », m’avait résumé un lycéen à qui, intrigué et intéressé, j’avais demandé ce que racontait le texte de l’affiche. Le texte invitait plus précisément aux festivités pour le 40e jour du décès de Ammar Elghoul, un militant politique gafsien engagé pendant plusieurs années dans le Front Populaire de Libération de la Palestine (mouvement de lutte armée), puis revenu à Gafsa pour retrouver les siens et sa terre natale. C’est un cancer qui a eu raison de lui à la fin du mois d’avril dernier.

En ces temps où les conditions de précarité (ou de pauvreté) généralisées rendent probablement difficile l’action collective, et où la nouvelle donne économique mondiale fait perdre de leur efficacité aux modes d’action développés pendant la période précédente, la figure d’Ammar Elghoul paraît constituer un point de repère pour les militant-e-s présent-e-s à cette cérémonie. Et l’on en compte probablement d’autres, de ces militant-e-s considérés comme exemplaires. Les banderoles brandies par des jeunes hommes et femmes au cours de l’évènement rendent aussi hommage à Chokri Belaïd, homme politique, membre d’un parti du Front Populaire Tunisien, assassiné début 2013.

Image cartonnée à la mémoire de Chokri Belaïd

Une exposition photo (près d’une centaine de photos) dans la cour du local de l’UGTT retrace la vie d’Ammar Elghoul. Une reporter du Tunisie Bondy Blog commente les photos en anglais pour m’éclairer un peu : photos de famille, photos avec des camarades, photos en Palestine (en civil ou les armes à la main), photos de retour en Tunisie. A l’intérieur, dans un grand espace (ressemblant peu ou prou à une salle de congrès ou de conférence), des militant-e-s et ami-e-s de Ammar Elghoul prononcent des hommages. L’auditoire me paraît plutôt hétérogène (hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, femmes voilées et femmes non-voilées...).

Les discours, pour certains chargés de beaucoup d’émotion, laissent pour finir place à la musique. Quatre ou cinq musiciens accompagnent une chanteuse, le tout pour des chansons plutôt traditionnelles (musicalement parlant) de mon point de vue.. On m’informe que les chants parlent pour l’un de Gafsa, et pour l’autre des martyrs tunisiens morts lors des différentes révoltes populaires de l’histoire du pays (le mot martyr est utilisé par les tunisien-ne-s pour parler de ces défunts). Les personnes présentes dans la salle chantent les paroles pour certaines, brandissent des portraits d’Ammar Elghoul et de Chokri Belaïd (et de Che Guevara) pour d’autres, ou encore lèvent la main poing fermé ou avec deux doigts formant un V comme victoire (on m’a confirmé cette signification du geste).

Un graffiti « Free Sami » parmi d’autres dans les rues de Gafsa

L’histoire de Sami est celle d’un lycéen de Gafsa emprisonné depuis maintenant six mois, accusé d’avoir participé à la destruction du local du parti Ennahda (au pouvoir en 2013). Les rues de la ville sont parsemées de graffiti « Free Sami ». Un copain d’ici me dit que des manifestations ont été organisées pour demander la libération de Sami, mais qu’elles ont eu pour unique réponse de la part des pouvoirs publics l’envoi de policiers qui ont arrosé la manifestation de gaz lacrymogène. Ce même copain a publié sur son blog un récit des évènements en anglais (la quasi-totalité des autres informations disponibles concernant cette affaire est en arabe) : en voici une traduction partielle. L’adresse internet de ce blog est – comme celle des organisations citées plus haut – donnée en toute fin de cet article.

« Sami Farhat. Tout a commencé en 2013, le mercredi 27 novembre pour être précis. C’était un jour inoubliable, où les habitants de Gafsa, cette région opprimée tant socialement qu’économiquement, se sont mis debout et se sont révoltés contre le parti au pouvoir, Ennahda. Les gens sont sortis pour demander à ce parti autoproclamé « islamiste » de partir, car il n’avait rien accompli de ce qu’il avait promis. C’était une manifestation d’à peu près 40 000 personnes, selon les chiffres donnés par les médias […]. La rage des gens s’est accumulée jusqu’à ce qu’on en vienne à la goutte qui a fait déborder le vase. Le bâtiment où était le bureau local d’Ennahda a été brûlé. »

« Le 4 décembre, un des manifestants, Sami, un élève de terminale, a été arrêté alors qu’il buvait un café dans un bistrot. L’arrestation a été réalisée très rapidement, le patron du bar n’a même pas été informé de ce qui se passait. [....]. Au tableau de cette arrestation crapuleuse, on peut aussi ajouter le fait que Sami n’a pas été conduit directement au commissariat : une demi-heure s’est écoulée avant cela. Il a été accusée de nombreux délits, dont : incendie criminel, tentative de vol, vandalisme. Bien qu’uniquement en état d’arrestation, il a été directement mis en cellule. Cela fait maintenant six mois qu’il est en prison, et l’on est maintenant à six jours du début du baccalauréat. Sami, tu es accusé à tort [….] ».

Un peu de couleur à nouveau pour finir (photo prise de la rue où l’on habite à Gafsa)

C’était un petit tour d’horizon des engagements politiques croisés cette semaine à Gafsa. Dans l’idée de prendre un peu de recul vis-à-vis de cette masse imposante de problèmes rencontrés au quotidien par les habitants-habitantes de Gafsa. Dans le but aussi d’échapper aussi à cette sensation très présente ici (et qui contraste fortement avec l’hyperactivité de certains-certaines) que rien n’est possible, que ce n’est pas la peine d’agir. C’est effectivement difficile de faire changer les choses en mieux, ici comme en France : on a du mal à entrevoir les issues possibles, on comptabilise plus de défaites que de réussites, on a l’impression d’être à contre-courant, on commet parfois des erreurs... Et cependant : faire face, et tenter de faire au mieux, c’est à mon avis ce qui demeure le plus enthousiasmant.

Fabrice

Liens internet :
FTDES : http://www.ftdes.net/
Tunisie Bondy Blog : tunisiebb.com/index.php/fr/
Blog de Ghassan : http://ghassankhaldi1.wordpress.com/

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