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Tourner en rond (Gafsa)

Publié le dimanche 8 juin 2014

Comment rendre compte d’une soirée passée ici, dans le centre de la ville de Gafsa ? De cette ambiance au ralenti, de ce pressentiment que rien de particulier ne va arriver. De cette routine dont tout le monde te parle à un moment ou à un autre, au détour d’un « ça va ? ». De ce plaisir aussi de retrouver des têtes connues au café, pour faire une partie de cartes, ou discuter de tout et de rien. Les garçons peuplent les cafés et les rues, les filles ont disparu depuis 18h ou 19h. Des épiceries restent ouvertes pour vendre les derniers sodas de la soirée, des glaces ou des paquets de gâteaux. Faire l’expérience de cette impression d’immobilité, c’est éprouver une chose centrale dans la vie d’ici. C’est une routine dans laquelle tu peux te plaire, elle peut aussi te mettre le moral à plat ou les nerfs à vif. Les émotions varient en fonction des moments, et participent à cette impression de répétition.

« Le blocus » : un commerce de Gafsa

Partir en dehors de Gafsa, aller prendre l’air : plus facile à dire qu’à faire pour la plupart des copains et copines d’ici, au chômage ou en études. Le manque d’argent freine une bonne partie des envies, des initiatives. Le manque de possibilités, tout court : ce n’est même pas possible de frauder l’entrée du cinéma, car il n’y a pas de cinéma. La principale activité pour beaucoup consiste à occuper le temps. « Le rap, pour moi c’est un passe-temps » : cette phrase entendu dans la bouche de plusieurs rappeurs d’ici, est-ce une manière de dire que la passion ne résiste pas à ce temps étiré, à cette absence de perspectives d’avenir ? En l’absence de boulot, pas de rentrée d’argent, et dans ces conditions ce n’est pas envisageable de fonder une famille, point d’entrée dans un mode de vie adulte. C’est le lot commun d’une bonne partie des jeunes, du moins parmi ceux que l’on a rencontrés. En attendant une éventuelle amélioration de leur situation, ils et elles vivent chez leurs parents. Et (« ils » et parfois « elles ») passent une bonne partie de leur temps au café, à boire un express et fumer des cigarettes.

Le parallèle avec les cités HLM françaises est de plus en plus présent dans mon esprit. Pas une semaine ne passe sans qu’on ait écho de condamnations à des peines de prison pour des habitants de la région (ces condamnations concernent des hommes à ma connaissance). Les gens d’ici ont en tête les disparus tués par la police au cours des révoltes populaires. La vie quotidienne c’est la galère, l’attente, l’ennui. La philosophie de café ou les bons mots d’humour constituent le principal remède à la portée des uns et des autres. Celles et ceux qui n’ont pas la tête à cela plongent pour une heure ou plus dans les méandres d’internet, pour discuter par facebook, regarder les « murs » des copains-copines. Les gens qui ont réussi à « s’en sortir », au moins temporairement, on en trouve parfois à Gafsa. Celles et ceux que leur activisme politique ou artistique a réussi à maintenir la tête hors de l’eau (parfois avec une certaine aigreur contre l’immobilisme de leur société). Celles et ceux pour qui l’investissement dans les études et les formations a fini par payer, à condition d’être mobile et de partir fréquemment de Gafsa pour aller dans des régions plus riches (en Tunisie ou ailleurs). Celles et ceux qui ont trouvé un boulot correct et fondé une famille, mais la vie les fait probablement passer dans un autre monde que celui des galériens, et on ne les croise pas dans notre café habituel.

« We living a hard fucking life » : un graffiti en bordure du cimetière de Gafsa

Quatre des membres de l’association dans laquelle nous sommes volontaires ici devaient venir dix jours à Nantes dans le courant du mois pour suivre une formation d’animation. Mais leur demande de visas (nécessaires pour entrer en France) vient d’être refusée. Les raisons : les détailler aurait peu d’intérêt, car le consulat possède comme toutes les administrations de France (et d’ailleurs) ce grand talent pour donner une allure présentable aux raisons les plus creuses. C’est leur pouvoir face aux individus : faire de détails une barrière infranchissable. Dans les consulats comme ailleurs, les règles et les façons de faire ne tombent pas du ciel. Les procédures obscures et coûteuses, les parcours du combattant dans les démarches, les nombreux refus prononcés en bout de cours : ce n’est pas la faute à pas de chance, c’est une façon de gérer la vie des gens.

En matière de régulation de l’immigration, la politique de la France est dans les grandes lignes la même depuis les années 1970. C’est maintenant celle de l’Union Européenne : contrôle de tous les mouvements humains, contention d’une partie des populations dans leur misère natale, peur permanente des décisions des administrations pour celles présentes dans l’Union Européenne. Les millions d’euros refilés aux entreprises de technologie militaire pour des dispositifs de contrôle des frontières, le maintien des populations d’une partie du globe dans une misère propice à l’exploitation de leurs corps et de leurs terres, la constitution dans les pays européens d’un réservoir de main d’oeuvre pauvre et prête à travailler pour pas cher (dans les activités non délocalisables), l’acclimatation des populations européennes à cette ambiance de surveillance permanente, la promotion de la thèse d’une origine immigrée des problèmes nationaux : voilà un inventaire (partiel) des raisons d’être de cette politique menée depuis des années.

Une rue de Gafsa trempée par la pluie la semaine dernière

La semaine dernière, une manifestation était organisée dans les rues de Gafsa. Les manifestants-manifestantes rencontrés devant le local de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) me donnent des informations à propos de cette initiative. Le fait est que 14 personnes viennent d’être condamnées à 10 ans de prison chacune. Elles habitent Moularès (ou Oum Larayess en arabe), une ville distante de cinquante kilomètres de Gafsa, et où l’activité principale est l’extraction du phosphate. La raison officielle des peines de prison prononcées à l’égard de ces 14 personnes : des accusations diverses, peut-être « violences sur agent représentant de la force publique », ou « tentatives de dégradation »... La version donnée par les familles et les personnes solidaires n’est pas tout à fait la même : pour elles, ces quatorze personnes font les frais d’une tentative du pouvoir politique de mettre fin à la contestation publique. « Ces condamnations iniques et répressives font suite aux revendications sociales basiques exprimées par les populations de la région de notamment suite aux préjudices causés par la Société des Phosphates de Gafsa à leurs terrains agricoles et l’exploitation de ces terres hors de tout droit depuis 40 ans », précise un communiqué des populations d’Oum Larayess.

M’dhila : une autre petite ville minière, à un peu moins de quinze kilomètres au sud de Gafsa. On trouve une description de cette ville dans un article du blog des Cemea (lien en fin d’article) écrit début avril par une autre volontaire. Le copain de M’dhila qui nous fait la visite de la ville nous fait passer le mur entourant le terrain d’extraction du phosphate. Ce n’est d’ailleurs pas un terrain, c’est une vaste terre, dont on ne voit pas la fin. Le mur est écroulé à un endroit, et on entre facilement en franchissant un petit talus de terre et de gravats. On croise un bonhomme, à l’air un peu éméché : il paraît que des gens viennent boire de l’alcool par ici. Est-ce que c’est pour être à l’écart des autres habitant(e)s, ou pour bien asseoir la déprime dans le coin le plus glauque de cette petite ville ? Les bâtiments trop vétustes ont été laissés à l’abandon, d’autres ont été construits plus loin. Le phosphate est entassé en un tas, de loin on pourrait croire que c’est une montagne pareille à celles que l’on voit à l’horizon. Les camions transportant le minerai en laissent tomber un peu au sol au gré des secousses dues aux creux et bosses de la piste qu’ils empruntent.

Pendant cette visite, on croisera des camions de la CPG, et aucun des ouvriers à bord ne nous demander de quitter l’endroit. Le copain nous donne son point de vue : avoir le droit d’entrer là-dedans est bien le minimum, vu que la terre a été prise à la population et que celle-ci ne récolte aucun bénéfice de l’extraction et de la transformation du phosphate, à part un taux de cancer record. Mon point de vue, c’est que quand la direction décidera de mettre des protections en bon état, et d’embaucher des gardiens, les personnes du coin n’auront pas d’autre possibilité que de passer leur chemin. Les dix (grandes) familles qui composent le village de M’dhila ont réussi à s’unir en 2011 pour faire face aux pouvoirs locaux, nous dit le copain. Mais ça n’a pas duré longtemps : les familles à nouveau en conflit en sont venues aux mains. Une grande bagarre les a opposées, un homme est mort. Les pouvoirs politiques et les entreprises minières peuvent régner tranquillement pendant un bout de temps maintenant.

Prise de vue dans le site de la CPG à M’dhila (au fond à gauche l’énorme tas de phosphate)

Ces quelques lignes font écho à celles de la semaine dernière. Elles rendent compte de cette autre face de la vie ici : celle où faute d’avoir la force de faire face, on en vient à tourner en rond. « We (are) living a hard fucking life » : cette parole, on pourrait la retrouver dans bien des endroits du monde, tous ceux où faute de perspectives d’avenir, on compte parfois sur l’aide providentielle. C’est peut-être une manière de comprendre ces nombreux « incha’allah » qui peuplent les conversations ici.

Fabrice

Liens internet :
L’article « Mdhila, voie sans issue » : http://international.cemea-pdll.org/spip.php?article207
Le communiqué des populations de Oum Larayess a été publié sur le blog collectif tunisien d’informations « Nawaat » : www.nawaat.org

La bande-son écoutée au cours de l’écriture de cet article : Casey, B. James, AL, La Rumeur, La Hyène (rap de fils et de filles d’immigré-e-s)

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