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Publié le jeudi 3 juillet 2014
Terme inventé par F. le coloc qui résume le fait de vivre à Gafsa.
La Gafsite nous atteint et commence à nous ronger. La gafsite, c’est en résumé ce gros « « pfffffff » qui signifie tout et rien. Une sorte de léthargie, un état second dans lequel nous semblons flotter. Se laisser porter par les évènements sans avoir la volonté d’y prendre part, d’avoir une emprise dessus. La Gafsite me fait craquer les articulations depuis trois semaines, je traine les pieds dans le sable des rues chaotiques. Ce n’est pas la flemme, c’est la complexité de faire des choses et devant les murs nous plions l’échine et pfffff tant pis. C’est compliqué parfois. Il y a des moments où j’en ai marre, marre de ne rien faire, de ne rien avoir envie de faire. Il n’y a pas grand-chose à faire à part aller au café boire du café ou du coca ou la citronnade de M. (qui est délicieuse). Les soirs où on joue au rami c’est jour de fête. Les relations sociales sont de surcroits complexes. On ne connait pas vraiment les gens, il y a une barrière qui semble compliquée à franchir. Même entre eux. On ne parle pas de ses problèmes, de ses rêves, de ses peurs, on ne montre qu’une façade réjouie. Il n’y a que deux ou trois personnes avec qui je suis allée au-delà de ce masque, à force de passer toutes mes soirées avec eux, de discuter sur facebook, et encore…
Mais il n’y a rien à faire, aucune sorties. La Gafsite c’est ça, ne rien avoir à faire, se sentir comme dans une grande cage dans laquelle on est entré avec le sourire. Et maintenant on fait quoi, on tourne en rond. Je fais moins d’arabe, pfff de toute façon les gens ils me parlent tout de suite en français, mon livre, pas touché depuis deux semaines, pffff pas le temps, mais j’ai que ça à faire, ouais mais pffff c’est compliqué. Je me pose mille questions. Il fait trop trop chaud, mon corps et mon cerveau sont du chamalow. Je suis dans un état de léthargie, un peu déprimée parfois, on passe tous par là et des amis me disent qu’ils vivent ça depuis 25 ans : l’ennuie, les journées qui passent et se ressemblent. Dans ce coin de Tunisie, paumée, dans une ville où aucun touriste ne passe, où les tunisiens ne vont pas, où le dernier cinéma a fermé il y a deux ans pour qu’un supermarché ouvre. C’est complexe d’expliquer cet état. La Gafsite, c’est un dimanche où on a le sentiment de porter le monde sur ses épaules, où l’on demeure le front appuyé à la fenêtre de la cuisine à observer la pluie perler le long des carreaux. On pense à faire des tas de choses concrètes mais notre regard ne décolle pas de ces petites gouttes qui ruissellent lentement sur la vitre pour s’unir et former ce mince filet qu’on suit du regard jusqu’à la jointure de la fenêtre. On pousse alors un « pfffff » qui semble à la foi un exutoire qui cristallise à cet instant précis tout ce qu’on ressent, c’est-à-dire, pas grand chose et à la foi tout ce qu’on aimerait réaliser dans sa journée, c’est-à-dire plein de choses.
J’ai la Gafsite, je m’englue et pourtant je ne suis pas malheureuse, je me laisse porter. Je fais la planche au lieu de nager dans une rivière où de toute façon il n’y a pas de courant. Pourquoi nager si c’est pour faire du sur place ? Les relations avec les dirigeants de l’association sont tendues, complexes, je suis épuisée, des prises de tête, je suis fatiguée de prouver ce que je sais faire, je suis fatiguée d’être une femme, je suis fatiguée de me cogner contre des murs. Alors la gafsite s’installe en moi, je la sens et je lâche prise. Je flotte comme Dupont et Dupond dans la fusée pour la lune et si je pouvais faire les mêmes bulles qu’eux je le ferais. Faire une énorme bulle et la regarder planer au dessus de ma tête, la regarder se déplacer lentement dans l’espace, monter au dessus des toits, la voir s’envoler vers le désert tout proche, frôler les feuilles déployées des palmiers puis disparaitre, absorbée par l’atmosphère chaude et suffocante de Gafsa. Et m’endormir de lassitude avant d’aller au Downtown rejoindre les amis, jouer au rami en fumant des cigarettes, en buvant un coca et en profitant d’être juste ensemble dans la tiédeur de la nuit.